Edmond Rostand

Cyrano de Bergerac

Premier Acte

 

Une représentation à l'hôtel de Bourgogne

La salle de l'Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.

La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à
droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu'on aperçoit en pan coupé.

Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux
tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteaud'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans
la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles...

Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre,
qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre,c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant
gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de
buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc.

Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entrebâille pour laisser passer
les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches
rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.

Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre,
attendant d'être allumés.


Scène Première - LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS, BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc.,
puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE, LES VIOLONS, etc.


On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.

LE PORTIER, le poursuivant :
Holà ! Vos quinze sols !

LE CAVALIER :
J'entre gratis !

LE PORTIER :
Pourquoi ?

LE CAVALIER :
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !

LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d'entrer :
Vous ?

DEUXIEME CAVALIER :
Je ne paye pas !

LE PORTIER :
Mais...

DEUXIEME CAVALIER :
Je suis mousquetaire.

PREMIER CAVALIER, au deuxième :
On ne commence qu'à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés.

UN LAQUAIS, entrant :
Pst... Flanquin...

UN AUTRE, déjà arrivé :
Champagne ?...

LE PREMIER, lui montrant des jeux qu'ils sort de son
pourpoint :
Cartes. Dés.
Il s'assied par terre.

LE DEUXIEME, même jeu :
Oui mon coquin.

PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle
qu'il allume et colle par terre :
J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.

UN GARDE, à une bouquetière qui s'avance :
C'est gentil de venir avant que l'on éclaire !...
Il lui prend la taille.

UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret
Touche !

UN DES JOUEURS
Trèfle !

LE GARDE, poursuivant la fille
Un baiser !

LA BOUQUETIERE, se dégageant
On voit !...

LE GARDE, l'entraînant dans les coins sombres
Pas de danger !

UN HOMME, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de
provisions de bouche
Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.

UN BOURGEOIS, conduisant son fils
Plaçons-nous là, mon fils.

UN JOUEUR
Brelan d'as !

UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et
s'asseyant aussi
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne...
Il boit.
... à l'hôtel de Bourgogne !

LE BOURGEOIS, à son fils
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
Il montre l'ivrogne du bout de sa canne. Buveurs...
En rompant, un des cavaliers le bouscule. Bretteurs !
Il tombe au milieu des joueurs. Joueurs !

LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme
Un baiser !

LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils
Jour de Dieu !
- Et penser que c'est dans une salle pareille
Qu'on joua du Rotrou, mon fils !

LE JEUNE HOMME
Et du Corneille !

UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en
farandole et chante
Tra la la la la la la la la la la lère...

LE PORTIER, sévèrement aux pages
Les pages, pas de farce !...

PREMIER PAGE, avec une dignité blessée
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !...
Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.
As-tu de la ficelle ?

LE DEUXIEME
Avec un hameçon.

PREMIER PAGE
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.

UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de
mauvaise mine
Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque
Puis donc que vous volez pour la première fois...

DEUXIEME PAGE, criant à d'autres pages déjà placés aux
galeries supérieures
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?

TROISIEME PAGE, d'en haut
Et des pois !
Il souffle et les crible de pois.

LE JEUNE HOMME, à son père
Que va-t-on nous jouer ?

LE BOURGEOIS
Clorise

LE JEUNE HOMME
De qui est-ce ?

LE BOURGEOIS
De monsieur Balthazar BARO. C'est une pièce !...
Il remonte au bras de son fils.

LE TIRE-LAINE, à ses acolytes
... La dentelle surtout des canons, coupez-la !

UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure
élevée
Tenez, à la première du Cid, j'étais là !

LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de
subtiliser
Les montres...

LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils
Vous verrez des acteurs très illustres...

LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites
secousses furtives
Les mouchoirs...

LE BOURGEOIS
Montfleury...

QUELQU'UN, criant de la galerie supérieure
Allumez donc les lustres !

LE BOURGEOIS
... Bellerose, l'Epy, la Beaupré, Jodelet !

UN PAGE, au parterre
Ah ! voici la distributrice !...

LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre...
Brouhaha à la porte.

UNE VOIX DE FAUSSET
Place, brutes !

UN LAQUAIS, s'étonnant.
Les marquis !... au parterre ?...

UN AUTRE LAQUAIS
Oh ! pour quelques minutes.
Entre une bande de petits marquis.

UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds
Ah ! fi ! fi ! fi !
Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant.
Cuigy ! Brissaille !
Grandes embrassades.

CUIGY
Des fidèles !...
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles...

LE MARQUIS
Ah ! ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur...

UN AUTRE
Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !

LA SALLE, saluant l'entrée de l'allumeur
Ah !...

On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au
parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué.
Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.


Sources ABU

 

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